Où est Charlie ?

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Le 7 janvier 2015 deux hommes ont assassiné dans les locaux parisiens de l’hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo douze personnes, dont l’ensemble des journalistes et dessinateurs présents à la conférence de rédaction, deux membres du personnel et deux policiers chargés de la protection de l’hebdomadaire.

Identifiés rapidement par les forces de police les deux tireurs ont été tués le lendemain lors de l’assaut mené par le GIGN contre l’imprimerie de Seine-et-Marne où ils s’étaient retranchés en prenant un otage.

Ces hommes, musulmans, auraient déclaré avoir été mandatés par Al Qaïda. Cette organisation aurait voulu punir par la mort Charlie-Hebdo accusé d’avoir plusieurs fois blasphémé le prophète Mahomet.

L’atrocité de l’assassinat a suscité dans la société française une extrême émotion. Immédiatement le Président de la République a appelé à l’unité nationale contre la barbarie. Dès le 8 janvier des rassemblements de soutien à Charlie-Hebdo et à la liberté d’expression se sont spontanément tenus dans toute la France sous le mot d’ordre « Je suis Charlie ». Le gouvernement sur son site internet officiel a appelé sous le hahstag #LaFranceEstCharlie tous les Français à se rassembler « pour défendre les valeurs de démocratie, de liberté et de pluralisme »  lors de  « Marches républicaines » organisées le dimanche 11 janvier.

Cet appel a été partagé par l’ensemble des partis, syndicats et organisations religieuses françaises. Seul l’ancien leader du Front National, M Le Pen, une des cibles favorites de l’hebdomadaire satirique, s’est singularisé en déclarant «  Je déplore la disparition de douze Français. Mais je ne suis pas Charlie du tout ». Mais personne ne lui accorde vraiment attention.

Près de quatre millions de Français ont participé à ces marches républicaines. Une cinquantaine de dirigeants d’États du monde entier ont défilé à Paris aux côtés des principales personnalités politiques et religieuses françaises

Mobilisation nationale et internationale exceptionnelle, « inouïe ».

Autour des valeurs de la République et de la liberté d’expression dont Charlie-Hebdo est un hérault ? Vraiment ?

Parmi les dirigeants étrangers ayant défilé on recense le premier ministre turc, le chef de la diplomatie russe, le président de la République gabonaise, le roi et la reine de Jordanie, le chef du gouvernement hongrois, etc dont les pays ne sont pas réputés pour être des terres de la liberté d’expression. Et Mme Merkel chancelière de l’Allemagne où le blasphème est un délit passible de trois années de prison.

Sur le plan national même doute : les associations religieuses qui avaient engagé – et perdu  en 2006 et en 2012 des procès à Charlie-Hebdo pour avoir publié des caricatures de Mahomet se sont jointes à l’appel à défiler mais ne s’inscrivent pas dans la voie de la liberté d’expression revendiquée par l’hebdomadaire. Et manifestement elles ne sont pas les seules.

Héritier direct d’Hara-Kiri, journal qui se voulait « bête et méchant« , anti-clérical assumé, Charlie-Hebdo use en effet dans ses colonnes d’un ton entier, souvent provocateur, qui lui vaut de solides inimitiés de la part de tous ceux qu’il met régulièrement en cause : hommes politiques, particulièrement de droite et d’extrême droite, « confrères » de la presse et associations religieuses, notamment catholiques.

Unanimité contre l’assassinat ne signifie pas unanimité en faveur de la liberté d’expression de notre République.

Et de quelle liberté d’expression parle-t-on ?

Depuis 1992. Charlie-Hebdo a connu 48 procès au titre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Car cette loi ne se contente pas d’affirmer la liberté de la presse, elle l’encadre : elle établit en délit la provocation par voie de presse aux principaux crimes et délits – passible de peines allant jusqu’à cinq ans de prison – mais également la diffamation et l’injure publique.

Charlie-Hebdo a été condamné essentiellement pour injure envers des personnes privées, par exemple quand il a publié une chronique du chanteur Renaud qualifiant une journaliste du Monde de « crétine d’idiote de nulle » ou un dessin représentant en nazi le ministre de la fonction publique de l’époque M. Dutreil. Mme Mégret, l’épouse du leader d’extrême droite n’avait pu obtenir en revanche réparation lorsqu’elle avait assigné l’hebdomadaire qui l’avait qualifiée de «gourde». Mais la plupart des plaintes ont été le fait d’associations communautaires.

Car l’article 33 de la loi prévoit- de sanctionner l’injure publique commise « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée »  ou « à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap  » à hauteur de six mois d’emprisonnement et de 22 500 euros d’amende. L’injure publique commise envers un simple particulier, un dépositaire de l’autorité ou un corps constitué n’expose le contrevenant qu’à une simple peine d’amende de 12 000 euros.

C’est depuis 1972 que la loi a été modifiée plusieurs fois, toujours dans le sens d’une plus grande sévérité pour les infractions relatives à la haine raciale et  la discrimination de toutes sortes . Y compris en matière religieuse.

Étrange conception de la laïcité pour la loi républicaine que de sanctionner plus fortement l’offense à raison de la religion que l’outrage aux représentants de la Nation.

Bien sûr la notion de blasphème a été supprimée en 1789 du droit français et ne subsiste via l’incorporation du code pénal allemand avant 1918 qu’en Alsace et Moselle. Où la justice locale a la sagesse de considérer ces dispositions comme obsolètes.

Mais la définition légale de l’injure « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait » (l’imputation d’un fait relevant de la diffamation, incrimination plus grave) est si large que la justice ne peut ignorer les plaintes d’associations de personnes se sentant outragées ou méprisées, par la simple expression d’opinions indépendamment de tout fait précis. Et lorsque ces associations regroupent des personnes du fait de leur origine, leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, leur sexe, leur orientation ou identité sexuelle ou leur handicap le juge doit se prononcer sur l’application d’une peine de prison.

Certes Charlie-Hebdo n’a été condamné dans ce cadre qu’une seule fois : en 1998, l’hebdomadaire et le dessinateur Siné ont été condamnés à trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs d’amende pour une tribune et un dessin «visant précisément les harkis et la communauté qu’ils forment».

Mais lors du très médiatique procès intenté suite à la publication de caricatures de Mahomet la Cour d’appel qui avait débouté les associations plaignantes n ‘en avait pas moins estimé  que le dessin qui représentait Mahomet portant une bombe dans son turban pouvait choquer et susciter l’émotion de tout musulman, mais ne relevait pas de l’injure car n’étant pas isolé.

Ainsi dans notre République des droits de l’homme la société peut user de la violence légale qu’est la privation de liberté envers l’auteur d’une parole publique pour la seule raison qu’un juge estime qu’elle pourrait avoir offensé celui qui la reçoit.

Mais où commence l’offense ? L’histoire qui a envoyé en prison ou censuré nombre d’écrivains et de philosophes montre que cette notion est hautement subjective.

Quelle que soit l’intention positive en termes de lutte contre les discriminations qui a présidé à introduire ces restrictions de la liberté d’expression force est de constater que la loi a recréé un délit d’opinion. Vouloir établir la tolérance universelle d’une manière coercitive est pour le moins paradoxal.

Pourquoi ne pourrait-on être égoïste, malhonnête, bête ou méchant et avoir des opinions susceptibles d’offenser d’autres personnes qui les jugent immorales, fausses, stupides, voire scandaleuses. En quoi cela attente-t-il à leurs droits ? Cela justifie-t-il d’interdire l’expression de ces opinions sous peine de prison.

La liberté d’expression entraîne nécessairement la possibilité d’offenser et de choquer.

Lorsque l’État s’arroge la possibilité, fût-ce au nom de la diversité et de la tolérance, d’apprécier l’impact émotionnel de certains messages et d’exercer la violence légale envers leurs auteurs il ancre chez les esprits moins éclairés l’idée que la violence est légitime en face des mots.

Où est Charlie ?

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